L'Iran insurgé : la montée des périls

« Mort au chah ! » Une immense clameur monte des rues de Téhéran par un soir sanglant de l'automne 1978. Le « vendredi noir », 8 septembre, l'armée a tiré de nouveau sur un peuple aux mains nues provoquant cette fois une hécatombe. « Mort au chah !» : un an, un mois plus tôt, personne n'aurait osé : dire « le chah » au lieu de « Sa Majesté Impériale » relevait de l'insolence; en novembre 1977, l'agence de presse iranienne, PARS, rappelait très sérieusement aux correspondants étran­gers qu'il convenait, dans tout article consacré à l'Iran, de donner son titre exact et complet au souverain « Sa Majesté Impériale le Chahinchah Aryamehr » (Sa Majesté Impériale, le Roi des rois, Lumière des Aryens). Pas moins.

En entendant la clameur s'enfler, Lumière des Aryens a peut-être pensé qu'il y avait quelque chose de pourri dans le royaume d'Iran, à moins qu'il se soit dit, une fois de plus, que la foule était manipulée tant par les « rouges » que par les « noirs » (les religieux). L'empereur avait-il vu monter les périls ? Pourtant, les « signes » n'avaient fait que s'accumuler : un nombre croissant d'exilés et d'étudiants qui, une fois leurs diplômes obtenus, ne retournaient plus au pays; des prisons
- où se côtoyaient religieux et intellectuels de gauche — toujours pleines. Est-il besoin de tant emprisonner quand une nation, en route « Vers la Grande Civilisation l », baigne dans la félicité? Bien malin qui aurait pu donner le chiffre exact des détenus : de l'aveu du chah, il y avait, dans les années 1976/1977, environ 3 000 prisonniers politiques. Selon les milieux de l'opposition et des organisations comme Amnesty International, leur nombre oscillait entre 25 et 100 000. Magnanime, le souverain amnistiait, en tout ou en partie, deux ou trois fois l'an — pour quelque anniversaire solennel : le sien, ou celui de l'accession au trône de son père — des « fournées » de cent à trois cents condamnés. Comme entre­temps la Savak, sa police politique, en avait arrêté ou enlevé un nombre indéterminé mais généralement supérieur, il n'était pas facile de s'y retrouver.

Des « terroristes », il y en avait aussi : ils n'ont cessé de se manifester depuis 1970. En décembre 1975, dix d'entre eux, dont une femme, ont été condamnés à mort. Ils ne sont pas les premiers, ils ne seront pas les derniers mais la terroriste, elle, acquiert le 24 janvier suivant le triste privilège d'être la première femme fusillée en Iran. Fin janvier 1976, cinq terro­ristes sont tués à Tabriz au cours d'un affrontement avec la police; le 2 février, deux autres sont exécutés pour avoir attaqué un policier dans la rue; le 21, deux autres « se font sauter à la grenade au moment où ils allaient être arrêtés » ; le même jour, un ancien officier, « devenu terroriste », est tué « au cours d'un accrochage avec la police dans une rue de la capitale ». Le 7 mars, on en pend deux; le 4 mai, deux encore trouvent la mort « au cours d'une descente de police dans leur repaire »; le 18, il s'en tue douze au cours de quatre accro­chages survenus à Téhéran et dans plusieurs villes du nord-est de l'Iran; le 21, des fusillades à Karadj, Ghazvine et Rasht provoquent la mort de dix terroristes dont trois femmes; les 20, 23, 30 juin et le 1er juillet, plus d'une vingtaine d'entre eux sont tués a au cours de divers accrochages avec la police ». On peut allonger la litanie jusqu'à la fin de l'année, et bien au-delà. Quand ils ne sont pas jugés à huis clos devant des tribunaux militaires ou ne succombent pas « anonymement » sous la torture, les terroristes trouvent de plus en plus fré­quemment la mort « au cours d'un accrochage avec les forces de police », ce qui permet de faire l'économie d'un procès, même truqué.

Mais pour le pouvoir, ils ne comptent pas. Il ne s'agit que d'isolés, d' « excités », à ce point contaminés par une idéologie nocive qu'ils se fourvoient dans des complots fomentés de l'extérieur. Qu'ils se transforment en kamikaze avec tant d'allégresse ne semble pas soulever de question. En tout cas, ces « groupuscules » — « -Rien que des marxistes » dit le chah — ne représentent rien, qu'eux-mêmes, ce Le régime n'est pas menacé du tout » affirme le souverain à Olivier Warin dans un ouvrage qui paraît à l'automne 1976 *.

Il y a aussi les Américains, civils ou militaires, en poste ou en mission en Iran, dont le nombre ne cesse de croître avec les années. Ils ne se mêlent guère à la population, vivent entre eux et, quoique représentants d'un pays ami et allié, il s'en abat un ou deux de temps à autre, au coin d'une rue. Le temps passant, les hommes — diplomates ou non - ne circulent plus jamais à pied, les femmes restent claustrées chez elles. Les contacts sont nuls avec la rue, les quartiers populaires, les campagnes. L'ambassade est semblable à une forteresse assiégée : entourée de hauts murs, dotée d'un système d'alarme électronique, ses portes sont commandées électriquement par un militaire, posté dans une cage en verre blindé, qui surveille simultanément, sur quatre écrans de télévision, toutes les issues donnant sur la rue. Au grand portail : premier filtrage pour le visiteur dont l'arrivée est immédiatement signalée par téléphone au service intéressé. Muni d'un macaron, il ne peut accéder aux bureaux de l'ambassadeur ou de ses proches collaborateurs sans être vu des gardiens qui, pour plus de précautions, disposent de miroirs ronds permettant de surveiller les portes intérieures. Qu'eut-ce été si l'Iran n'avait pas été un pays ami !

Enfermés dans leur palais de Niavaran, au nord de la capitale, ou en villégiature à l'étranger, le chah et la chah-banou ont depuis des années une vision idyllique de la situa­tion. Le souverain visite-t-il un complexe industriel ou un village de la « révolution blanche », on lui montre des ouvriers et des paysans « heureux » : la Savak est passée par là et a dicté à chacun ce qu'il doit dire et faire. La chahbanou inspecte-t-elle un camp de sinistrés après un tremblement de terre ? Elle ne voit que la mise en scène des autorités locales : quelques centaines de personnes bien traitées, nourries et réchauffées. Elle ne sait pas que les secours envoyés de l'étranger font l'objet de trafics quand ils ne sont pas simple­ment détournés et la clameur de milliers d'autres sinistrés par­qués à plusieurs kilomètres de son passage ne lui parvient pas.

Les rapports sur l'état de la nation, rédigés à l'intention du souverain, passent de conseillers en conseillers. Chacun gomme les passages les plus alarmants : d'atténuation en atténuation, le tableau le plus noir devient le plus rosé. Des ambassadeurs, des universitaires, d'anciens ministres de Mossadegh -- premier ministre de 1951 à 1953 et qui natio­nalisera le pétrole — disent avoir été atterrés en constatant, pendant les mois de la crise, l'ignorance dans laquelle le souverain était tenu des réalités et de l'ampleur du méconten­tement populaire. Il n'ignorait certes pas les méfaits de la Savak : c'était, selon lui, un mal nécessaire pour lutter « contre le communisme ». Quant à la corruption, devenue la première industrie du pays malgré des mesures de moralisation prises tardivement (ou plutôt reprises car les premières ont été inefficaces) , le chah la considérait comme une « bavure » accessoire, résultant du « boom pétrolier et indus­triel », alors que le pays tout entier se demandait comment la dynastie, qui « ne possédait rien » en accédant au pouvoir en 1925, avait édifié en moins d'un demi-siècle une fortune aussi colossale.

Cécité du pouvoir. Cécité des Américains. Cécité de nom­breux occidentaux. « L'Iran est une bouilloire, nous disait M. Taher Ahmadzadeh à l'automne 1978. Les Iraniens qui se trouvent à l'intérieur sentent que la température monte et savent pourquoi. Quand la vapeur commence à fuser, les étrangers, eux, se demandent d'où elle vient. » A quelques kilomètres du palais de Niavaran, près des quartiers sud, logé dans une modeste maison, M. Ahmadzadeh symbolise la façon de penser et de vivre de millions d'Iraniens. Agé d'une cinquantaine d'années, il, admire le penseur et sociologue Ali Chariati, originaire comme lui de la ville sainte de Meched, qui a refait de l'Islam une religion de combat et a rendu au chiisme son contenu contestataire. Deux de ses fils apparte­nant aux Fedayin, mouvement de guérilla d'inspiration marxiste-léniniste, ont été exécutés. Pour avoir dit qu'il était fier de tels enfants, Ahmadzadeh a été condamné à dix ans de prison bien qu'il soit lui-même bon musulman, nationaliste. Et anti-communiste.

Derrière les barreaux, il retrouve des religieux, qui n'ont pas été davantage épargnés que les « gauchistes »,; dont les ayatollahs . Tàleghani et Montazeri, ce. dernier considéré comme le « dauphin » de Khomeiny. Les uns et les autres, dans leur retraite forcée, consacrent leur temps à réfléchir aux liens entre le mouvement national et la religion et aux réponses que celle-ci doit apporter aux exigences des temps modernes. En liberté, en exil ou en prison, des milliers d'in­tellectuels iraniens, laïcs ou religieux, croyants ou incroyants, en font autant. Pour eux, l'opposition au système monar­chique est une constante de l'histoire iranienne. Elle ne connut une accalmie que lorsque le chiisme fut proclamé religion d'État, au 16e siècle. Mais les abus du pouvoir absolu qui favorisa la mainmise étrangère sur le pays relancèrent le mouvement national au milieu du 19e. Il fut jalonné de quelques grandes dates sur lesquelles nous reviendrons : grèves contre la concession du tabac aux Anglais en 1891, rébellions contre les ingérences russes et britanniques, cons­titution de 1906, renversement de la dynastie Qadjar en 1925, nationalisation du pétrole en 1951, etc.

Pourtant, à la charnière des années 1976-1977, rien n'était encore joué. Deux stratégies s'opposeront à partir de ce moment : celle de l'ayatollah Khomeiny qui mène la lutte contre la dynastie depuis près de quarante ans et qui, de sa retraite de Nejef, en Irak, puis de Neauphle-le-Château, aux environs de Paris, où il est arrivé le 5 octobre 1978, va contraindre, avec le soutien du peuple, les différentes oppo­sitions à suivre son sillage pour obtenir l'abolition de la monarchie; celle du chah qui s'appuie sur l'armée et les États-Unis pour tenter de sauver son trône. Face à la montée des périls, le souverain va recourir tour à tour à la répression et aux concessions. Toutefois, le patriarche de Neauphle gagne sur les deux tableaux. Dénonce-t-il le pouvoir illégal et cri­minel ? Chaque durcissement de ton renforce son audience. Les autorités font-elles quelques concessions ? Chaque assou­plissement est porté à son actif. Parallèlement, l'opposition politique traditionnelle — en particulier le Front national, héritier spirituel de Mossadegh — se trouve prise dans un engrenage analogue : quand elle s'efforce de trouver une solution constitutionnelle en coopération avec le chah, elle se coupe des masses et, pour retrouver quelque crédit, elle est contrainte de se rapprocher de l'ayatollah dont elle accroît, du même coup, l'influence et l'emprise.

Une série d'erreurs

Le chah et les Américains commettent, eux, une série d'erreurs; ils ne tiennent pas compte des a clignotants; ils méconnaissent la puissance d'organisation du mouvement religieux et sa nature, minimisent la profondeur du mécon­tentement populaire, réagissant à contre-courant et presque toujours trop tard. Ils estimaient que quelques aménagements suffiraient à dissiper le malaise et à stabiliser la situation. Les religieux étaient convaincus que la nation connaissait une grave crise de société, voire de civilisation, qui ne pouvait être résolue que par le renversement du régime et un change­ment de structure. Les diplomates américains étaient per­suadés que les mesures de libéralisation prises après l'élection de Jimmy Carter l'avaient été sous l'impulsion du président. Les Iraniens concluaient, quant à eux, qu'elles l'avaient été sous la pression de l'ayatollah Khomeiny soutenu par la masse.

Le tournant se dessine à la fin de 1976 et au début de 1977. Le régime constate que l'ère nouvelle ouverte trois ans plus tôt par le quadruplement des revenus pétroliers n'a pas em­pêché la crise économique et sociale. En raison de la mévente, la production est en diminution, les revenus le sont égale­ment. Et comme les recettes pétrolières couvrent les trois quarts du financement, il faut donc, en janvier 1977, revoir en baisse le prochain budget ;qui couvre la période allant de mars 1977 à mars 1978. En février, le chah se décide à réduire les dépenses militaires pour la même raison et le pouvoir amorce une réflexion sur le processus du développe­ment ; mais il adopte une démarche technocratique méconnaissant les phénomènes de société auxquels sont sensibles les intellectuels et les religieux : il a « marginalisé » depuis longtemps les premiers et ignoré les seconds, qualifiés de « rétrogrades ».

Aux clignotants succèdent les signaux d'alarme. Le premier est tiré, à la fin de mai 1977, dans une lettre ouverte au chah, par l'écrivain Ali Asghar Sayed Djavadi, surnommé le « Sakharov iranien ». Pour être extrêmement respectueux — « Majesté, nous nous permettons de vous signaler... Majesté, nous vous demandons de nous autoriser à publier nos œuvres... » —, ce texte de plus de deux cents pages dactylo­graphiées n'en constitue pas moins un réquisitoire sévère contre le régime. La lettre circule sous le manteau. Si son auteur, pour une fois, n'est pas inquiété, le pouvoir n'en fait pas moins la sourde oreille aux revendications formulées. Émanant de juristes, de professeurs, de journalistes, d'autres lettres fleurissent, sans plus de succès.

En juin, les trois chefs du Front national — MM. Karim Sandjabi, Darius Foruhar et Chapour Bakhtiar — réduits au silence et périodiquement incarcérés depuis vingt-cinq ans, adressent, au chah .un message qui est à la fois un terrible constat et un réquisitoire : Les prix des produits de première nécessité, subissent une progression géométrique et pourtant notre pays connaît la pénurie. L'agriculture et l'élevage s'ef­fondrent. Notre nouvelle industrie nationale est en crise. Le déficit de la balance commerciale devient catastrophique. Ce don précieux qu'est le pétrole est gaspillé. Les projets de réforme et de révolution ont échoué. Enfin, et c'est le plus grave, les droits de l'homme et les libertés individuelles et collectives sont bafoués, les principes de la constitution violés et la répression policière a atteint une rare violence (...). Cette situation catastrophique provient de la manière dont, le pays est gouverné, c'est-à-dire de l'autorité personnelle et absolue qui s'incarne aujourd'hui dans la rigueur impériale... Les auteurs réclament « l'abandon de la dictature », le rétablissement des droits constitutionnels, notamment l'abolition du parti unique, la liberté de presse et de réunion, la libération ou le retour des .prisonniers ou exilés politiques. Leur initiative fait grand bruit et déclenche un puissant écho : de nombreuses catégories socio-profession­nelles réagissent à leur tour. Dans une pétition, soixante-quatre avocats demandent la libéralisation de la procédure civile, l'indépendance des organes législatifs et judiciaires, la suppression de toutes les cours d'exception; l'Association des écrivains iraniens: - mise hors-la-loi en 1969 — revendique sa légalisation et une Association des juristes se forme pour « démocratiser la magistrature ».

Le pouvoir, dédaigneux, laisse passer l'occasion de composer avec ces opposants modérés, encore désireux de trouver un compromis. Un an plus tard, pris à la gorge, il ne cessera de les solliciter, en vain. Tandis que la Savak multiplie les arresta­tions arbitraires, il s'en prend au contraire et en même temps à la « révolution rouge » — en réprimant brutalement les manifestations étudiantes de Téhéran, Qom et Chiraz — et à la « réaction noire » — en condamnant une nouvelle fois, le 12 juillet, l'ayatollah Taleghani, un des chefs du Mouvement de libération dé l'Iran, MLI. Cet homme, proche du Front national, est considéré comme un progressiste, il vient de pas­ser dix-huit mois en prison avant d'être condamné à dix ans de détention par un tribunal militaire. Quatorze ans plus tôt, il avait déjà été condamné à la même peine puis libéré quelque temps plus tard.

En août, le chah fait une concession : il se sépare de M. Amir Abbas Hoveyda, premier ministre depuis près de douze ans, et procède à un remaniement ministériel qui permet d'élimi­ner une dizaine de titulaires (budget et plan, routes et trans­ports, commerce, énergie, industrie et agriculture) dont l'ac­tion avait été vivement critiquée. La population reproche à M. Hoveyda d'avoir mal géré le pays, couvert les agissements de la Savak et laissé prospérer la corruption — même s'il ne s'est pas personnellement enrichi. Ce qui ne l'empêchera pas d'être arrêté, un peu plus d'un art plus tard, le 8 novembre 1978, par le gouvernement Azhari pour délit de corruption. Persuadé qu'il suffira d'assainir les finances et de remettre un peu d'ordre dans l'économie, le souverain appelle M. Djam-chid Amouzegar. Ingénieur de formation, M. Amouzegar a représenté son pays pendant plusieurs années au sein de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole, OPEP, et il est connu à l'étranger comme un grand spécialiste en ce domaine. Mais ses compatriotes n'ont pas oublié qu'il a dirigé, depuis 1959, plusieurs ministères dont ceux du Travail, de l'Agriculture, de l'Hygiène et, surtout, qu'il a été jusqu'en mai 1975 un redoutable ministre de l'Intérieur.

La population attendait autre chose. Les avertissements se multiplient. Le 13 septembre, à Juan-les-Pins, la princesse Achraf, sœur du chah et épouse d'un homme d'affaires impor­tant, directeur, entre autres, de la Maison d'Iran à Paris, fait l'objet d'un attentat alors qu'elle roule dans sa Rolls-Royce. Si elle en réchappe, sa dame de compagnie est tuée. Le lendemain, des tracts sont, pour la première fois, distribués autour d'une mosquée à Téhéran. L'université, foyer de réflexion et haut-lieu de contestation depuis 1953, connaît une rentrée plus tendue et plus fiévreuse. Dans les mosquées, les prônes des mollahs se font plus vifs; d'autant plus vifs que la mort, dans des conditions mystérieuses, du fils aîné de l'ayatollah Khomeiny, en exil avec son père à Nejef, ne contribue pas à apaiser les esprits. A la mi-octobre, les intellectuels iraniens (écrivains, poètes) qui demandent depuis plusieurs mois à pouvoir disposer d'un local qui leur soit pro­pre organisent en désespoir de cause des « soirées culturelles » à l'Institut Goethe. En fait, de véritables assises : sous le regard médusé et impuissant des responsables du centre, ces soirées tournent en manifestations en faveur de la liberté d'expression et contre la censure; en dix jours, les partici­pants qui passent de 3 000 à 15 000 occupent les rues adja­centes, installent des hauts-parleurs, écoutent avec recueille­ment des vers glorifiant la liberté et font un triomphe au poète Sultanpour qui vient de passer quatre ans en prison.

Cette agitation n'empêche pas le chah de rejoindre tranquillementj le 13 novembre, l'impératrice à Paris, puis de s'envoler avec elle pour Washington où le couple est attendu pour une visite officielle de deux jours. L'euphorie du voyage américain est cependant altérée par de violentes manifestations et de vifs affrontements entre partisans et adversaires du chah, en plein centre de Washington. Ils se solderont par près de deux cents blessés, dont vingt-cinq policiers. On n'avait pas vu de tels désordres, de mémoire de journaliste, depuis les manifestations contre la guerre du Vietnam ou les émeutes noires. Et encore, ajoute l'un d'eux, « personne n'avait-il le souvenir d'une cérémonie d'accueil sur la pelouse de la Maison Blanche troublée par l'arrivée d'un nuage de gaz lacrimogènes qui fit pleurer le président et ses hôtes dans leurs mouchoirs tandis que résonnaient les clameurs des protestataires et le bourdonnement des hélicoptères de la police... l »

Le voyage de la meule

L'agitation de Washington n'est rien à côté de celle qui saisit l'Iran : grèves et manifestations se poursuivent sans relâche pendant une dizaine de jours. Quarante-quatre étu­diants sont arrêtés. Le mouvement ne fléchit pas pour autant : début décembre, la plupart des vingt-deux universités et des grandes écoles sont fermées ou en grève. Ceux qui avaient pu espérer encore que cette visite du chah au « champion des droits de l'homme » entraînerait une réelle libéralisation des institutions déchanteront vite. Le chef de l'Exécutif américain qui s'est cru obligé d'évoquer le problème des droits de l'homme en Pologne les ignore à Téhéran où il se rend le 31 décembre. Pis, il donne l'impression que son hôte a réussi à le persuader qu'il est, lui aussi, un grand défenseur de ces droits. Et le président Carter salue dans le souverain « un homme de sagesse, de jugement et de sensibilité » ajoutant pour faire bonne mesure : « il n'y a pas un seul autre dirigeant pour qui j'éprouve un sentiment plus profond de gratitude et d'amitié personnelles ».

La déception est vive au sein de la population et de l'Asso­ciation iranienne pour la défense des libertés et des droits de l'homme, qui s'est créée le 7 décembre et a tenu sa première réunion publique le 12 suivant à Téhéran, mais l'irréversible ne s'est pas encore produit. Or, le 7 janvier 1978, Etellaat., quotidien pro-gouvernemental, publie un article fielleux et calomnieux, inspiré par le ministre de l'Information, Darius Homayoun, accusant l'ayatollah Khomeiny de ne pas être Iranien et d'être un homosexuel financé par les Anglais. Cette attaque contre un des représentants les plus respectés du chiisme met le feu aux poudres : un début d'émeute éclate devant le siège du journal et à Qom, ville sainte, haut-lieu de pèlerinage des croyants qui y vénèrent particulièrement le sanctuaire de Fatima *, les dix mille étudiants de l'université coranique descendent le lendemain dans la rue pour mani­fester leur réprobation. L'armée aussi est là. Elle tire, elle blesse, elle tue : près de vingt victimes dont un enfant. L'es­calade de la violence a commencé. Rien ne l'arrêtera plus.
Le 26 janvier, le parti unique Rastakhiz, « Résurrection », organise cependant à Téhéran un défilé de trois cents mille personnes pour célébrer le quinzième anniversaire de la pro­clamation de la « charte du roi et-de la nation », point de départ de la révolution blanche, et pour saluer la parution du dernier livre du chah : Vers la Grande Civilisation. Cet ouvrage ne cessera d'être brocardé par la population surtout lorsque l'armée tirera sur la foule et mitraillera les hôpitaux et les universités. Une fois le Rastakhiz dissous, en septembre,' le régime ne mobilisera jamais plus de cinq mille personnes dans les rues pour le soutenir.

Mais le quarantième jour de deuil après un décès se marque traditionnellement, dans la religion musulmane, par une journée de prières et une visite au cimetière. Ces « quaran­tièmes jours » rythmeront désormais la montée de la colère populaire. Moins d'un mois après la manifestation du Rasta­khiz, les cérémonies organisées le 18 février à Qom, à Tabriz, à Meched à la mémoire des victimes de Qom tourneront à l'émeute : plus de cent trente incendies dans la seule ville de Tabriz. L'armée à nouveau arrête, tire, blesse, tue, prépa­rant ainsi de nouveaux quarantièmes jours. A Tabriz, ce premier grand soulèvement populaire se rassemble aux cris dé « A bas le chah ! ». Un tabou est tombé. La foule a brisé le cercle de la peur et les six cents cinquante arrestations effec­tuées n'y changeront rien. Dès ce moment, la contestation des étudiants et des intellectuels et l'action du Front national passent au second plan : le mouvement religieux prend la relève et ne cesse de faire taché d'huile tout en se radicalisant. Considéré comme le numéro deux des chiites, âgé de plus de quatre-vingts ans, l'ayatollah de Qom, Chariat-Madarij est un modéré. S'il réclame la suppression du parti unique, la formation d'un gouvernement d'union nationale, des élections libres et l'application de la constitution, il s'est gardé de porter atteinte au régime et les concession qu'il demande suffiraient alors à apaiser les esprits. Or, « au mépris des traditions séculaires », l'armée viole son domicile, en mai; dans la salle de prière et de réunion où le chef religieux reçoit disciples et fidèles, elle tire et tue un jeune mollah. Depuis ce jour inique, les lieux ont été pieusement conservés en l'état; des traces blanchâtres sur le tapis : ce qui reste du cerveau fracassé du martyr; sa cape raidie de sang séché a été laissée au milieu des débris, la vitre qui porte l'impact du tir n'a pas été remplacée. Chariat-Madari se refuse pourtant à envenimer la situation et évite un dérapage. Le chah réaffirme sa' volonté de réforme. Les deux parties semblent disposées à trouver un compromis mais rien ne se passe. L'ayatollah sera conduit à durcir progressivement sa position au cours des mois suivants.

A l'approche du mois de Ramadan (août) les manifestations et les émeutes se multiplient sur l'ensemble du territoire. Khomeiny parle de plus en plus haut et fort. Ses prédicateurs prennent le pas sur les autres et c'est dans les mosquées où ils prêchent que les fidèles accourent par milliers. Au fil des jours, les thèmes sont plus incisifs, les réquisitoires plus violents. Partout, la foule descend dans la rue en scandant « Vive Khomeiny ! ». Les mollahs conservateurs sont contestés par la base, et les modérés -— Chariat-Madari en tête — s'alignent sur les plus intransigeants. Frapper ou négocier ? Le régime semble encore balancer quand éclate l'incendie du cinéma Rex à Abadan, le 19 août.

Installée au fond du golfe persique, pourvue de la plus ancienne raffinerie du Proche-Orient, la ville est tout entière vouée au pétrole. Cet après-midi là, au centre de la ville, près du Bazar, la salle du Rex est pleine. On projette un film attendu : Le voyage de la meule. Il retrace la lutte d'un village contre le féodal qui détient la distribution de l'eau et empêche les paysans d'installer de nouveaux moulins. Un paysan réussira, malgré le scepticisme de départ de ses concitoyens et la dureté du féodal qui fait chaque fois briser l'installation, à hisser la meule dans la montagne. Et le féodal finira écrasé sous l'énorme pierre poussée par les villageois. Le film, qui a été longtemps interdit, connaît un vif succès à chacune de ses projections. Quand l'incendie éclate, .c'est l'horreur : la quasi totalité des issues sont bloquées. Les secours, alors que le siège de la police se trouve à deux cents mètres de l'établisse­ment, n'arrivent pas. On retirera quatre cents, cinq cents — le bilan définitif ne sera pas donné officiellement — corps piétines, recroquevillés, calcinés et soudés ensemble.

Trois jours plus tard, l'odeur des chairs brûlées rend encore irrespirables les abords du cinéma. Le gouvernement cherche des boucs-émissaires parmi les communistes ou les religieux, ces derniers ayant à plusieurs reprises mis le feu à des pellicules jugées pornographiques. Ces thèses sont contestées, le sujet étant éminemment populaire et moral. L'émotion est à son comble chez les Iraniens qui voient dans ce sinistre une pro­vocation des services spéciaux. Le régime, pour n'avoir pas su jouer à temps, est maintenant condamné à suivre.

Le chah procède à un nouveau remaniement et remplace M. Amouzegar, démissionnaire, par M. Djaafar Charif-Emami qui forme, le 27 août, un « gouvernement de féaux ». Président du Sénat depuis 1963, président de la Fondation Pahlavi jusqu'à sa nomination, le nouveau premier ministre, considéré comme un des profiteurs du régime, promet de lutter — enfin -- contre la corruption. Personne ne le croit. Il annonce quelques mesures : restauration du calendrier isla­mique, fermeture des casinos et des maisons de jeux, destinées à lui rallier les milieux religieux. Le chah, lui, a annoncé des « élections libres » pour la mi-79. C'est bien peu et bien tard. Cent mille, deux cents mille, cinq cents mille: chaque jour qui passe voit se gonfler le flot des manifestants. L'armée craint un déferlement. Elle veut l'endiguer. C'est le « vendredi noir ».